in Fragrance, Z4 éditions, 2021
C’est une ville française des années 90, aux portes de l’océan. C’est une ville qui n’aime pas la mer et lui tourne le dos, qui feint d’ignorer le port et sa ligne d’horizon. Les cales, le grincement des grues, les cris et les balles de coton, le temps des colonies et compagnies ? Prescription. Une ville qui se donne des airs de grande, riche d’un passé qu’elle préfère oublier. Mais les façades sont là pour le lui rappeler. Haussmanniennes dit-on dans les dîners. Depuis, le vent a tourné. La splendeur s’est fanée, les colonies évanouies mais les fortunes portent encore en elles tous les sucs de ces fleurs vénéneuses cueillies sous les tropiques. On aimerait croire que le passé appartient au passé. Les notables préfèrent parler d’avenir, développement, croissance, investissement. Quant au présent, on s’en accommode, en détournant les yeux. On maudit les banlieues, ces friches, la populace, on dit comme ça, la populace, en oubliant un peu vite que la vente des terrains à l’époque rapportait gros. L’heure était aux grands chantiers qu’on prenait soin de se répartir. C’est qu’il fallait bien les loger tous ces immigrés, rapatriés, enfin tous ces autres. On dit ça aussi. Les autres. Et là, pas de différence, les basanés, les tricards, les pas chanceux, ou ceux qui n’ont pas voulu prendre le train des affaires au nom des grands principes et qui aujourd’hui végètent dans les lotissements. Quand on est trop regardant, faut pas se plaindre après. On entend ça aussi dans les salons ou l’été dans les charmantes cours intérieures dominées de hauts murs qui vous protègent des rumeurs de la ville. Et je ne vous parle pas des idéologues, des acharnés, des fouilles-merde, des jaloux ou des aigris. Il faut choisir son camp, savoir en être digne. Ça aussi on le dit entre deux verres de vin frais, un de ces blancs moelleux qui ouvre l’appétit et la conversation. C’est une ville banalement pareille aux autres, qui a vu les usines fermer et prendre de nouveaux tics, informatique, bureautique, logistique, blouses blanches contre bleus de chauffe, une ville où les zones commerciales fleurissent tout autour des ronds-points, vidant comme les saignées d’antan un centre qui s’assoupit, s’essouffle et agonise. Une ville ballottée au gré des élections d’un projet à un autre, mais une ville qui entend préserver une certaine renommée, ripolinant le patrimoine, jalouse de ses établissement privés où la bonne jeunesse peut éclore, fière de ses équipes sportives qui, certes, creusent les budgets, mais participent de la dynamique positive chère aux élus, du moins du temps de l’ancienne mairie, car aujourd’hui, avec ces zozos, les socialos aux manettes, tout va a volo. Ça aussi, on l’entend. Délaisser le vin frais, s’éclipser doucement et traverser la rue. Markus ne goûte guère la compagnie de cette société-là qui l’a vite jugé : un rustre a murmuré l’ancien maire, un asocial a rétorqué sa voisine. Avec son éternelle veste noire et sa tignasse ébouriffée, il préfère errer seul, à pas lents, se laisser porter et découvrir cette ville qui se cherche et refuse le vide. Une ville qui rit aussi, qui crée et qui espère. Des friches recommencent à vibrer, de vieilles épiceries se transforment en café pour une association, des concerts, des expos. Une ville qui peut donner envie de rester pour peu qu’on soit curieux, avare de préjugés. Une ville comme les autres. Avec ses petits caïds, et quelques vrais salauds, des putes aux abois et des troquets foireux avec machines à sous et paris truqués. Des crèves la faim aux yeux délavés noyés parmi les chiens, des filles belles et qui le savent, des cadres qui marchent vite, comme on marche à Paris. Rapidité, efficacité. Une ville où l’on se croise sans jamais se rencontrer. Par fierté, égoïsme, insouciance. On se croit à l’abri, on oublie les demains, on se garde de bienveillance devant la main tendue.